Manifeste du Collectif Obèle

Déjouer les codes, rejouer les textes.
Manifeste pour des interpolations entre littérature et jeu vidéo.

D’un côté, la littérature; une forme artistique millénaire, établie, codifiée, et qui doit encore et toujours se réinventer et migrer vers de nouveaux territoires, afin de ne pas prendre la poussière. De l’autre, le jeu vidéo; un “nouveau média” dont l’histoire compte déjà quelques décennies et au cours de laquelle il s’est créé des tropes, des langages et des schémas d’action, mais qui peine encore à obtenir sa lettre majuscule de Noblesse Artistique.

Ces deux disciplines semblent séparées par des frontières : la frontière culturelle départageant entre le highbrow et le lowbrow; la frontière théorique opposant une pratique esthétique à une activité ludologique; la frontière médiatique où les lettres, inscrites sur du papier, requièrent une attention soutenue et complète, tandis que les pixels s’agitant sur des écrans et les sons, disperseraient l’attention du public.

Il est cependant réducteur, même erroné, de voir les choses ainsi. Notre époque plaide pour l’interdisciplinarité, ce qui amène à l’effritement, voire l’effondrement, de ces frontières. Celles qui sépareraient la littérature et le jeu vidéo peuvent plutôt être considérées comme des lignes de démarcation où se produisent des échanges, des unions, ou même des transferts. Ces deux territoires ne sont pas mutuellement exclusifs. C’est en vue de contribuer à la mise en place des dialogues entre ces pratiques et au décloisonnement des parois qui les séparent que nous avons créé la présente initiative.

Le Collectif Obèle cherche à pratiquer des interventions littéraires dans des environnements vidéoludiques, au profit d’un dialogue accru – car reconnu et libéré par le fait de cette reconnaissance – entre ces deux disciplines.

L’obèle (†) est un signe typographique en forme de croix, quelque peu tombé en désuétude, qui a servi plusieurs fonctions à travers les époques. Il signale un deuxième appel de note si l’astérisque a déjà été employé au sein d’une page (d’où son emploi afin de désigner le plus corpulent des célèbres Gaulois); une autre variante, le double obèle (‡), doit être employée lorsque trois appels de note sont requis dans une même page. L’obèle est également utilisé de manière plus spécifique dans des domaines spécialisés : par exemple, dans l’étude des textes anciens, il signale des passages dont l’origine est douteuse ou non attestée, des formulations linguistiquement incorrectes, voire barbares, ainsi que les interventions des copistes. En chimie, le double obèle exprime une phase de transition générée par un mécanisme réactionnel engendrant un état moléculaire instable et éphémère. Il permet, de manière générale, de désigner un acte d’interpolation, où est inséré dans une chose un élément second, d’une nature autre. En somme, l’obèle exprime un doute, une invasion, un phénomène inhabituel, subordonné et transitionnel. Visuellement, le double obèle, par son trait vertical, unit deux droites horizontales et parallèles qui n’entreraient pas en contact autrement que par cette intervention perpendiculaire. C’est pour toutes ces raisons – la jonction, l’hybridité et l’interpolation – que nous avons retenu ce symbole afin de désigner notre projet et ses visées.

Nous croyons que la littérature a des choses à dire au jeu vidéo. La littérature est un art participatif qui peut engendrer une immersion fictionnelle importante, mettre en place des univers complexes et aborder des enjeux éthiques avec une grande nuance. De plus, comme l’atteste le fait que beaucoup de jeux s’appuient copieusement sur la présence du texte à l’écran afin d’ancrer les matrices sémiotiques qu’ils déploient et exposent aux publics, la lecture s’avère partie prenante d’une expérience de jeu et, en retour, le jeu prédispose ses publics à la lecture. Il y a encapacitation réciproque.

Nous croyons que le jeu vidéo a fort à faire avec la littérature. En raison des formes variées et toujours en évolution qu’il propose, l’art vidéoludique se montre très accommodant pour ce qui est de restituer, donner forme ou transformer du contenu littéraire. Ces réifications originales, (ré)inventives, ont le potentiel d’actualiser et de revigorer des textes grâce à leurs transpositions dans un nouvel environnement.

Les interventions littéraires en environnements vidéoludiques qui seront proposées par le Collectif Obèle prendront parfois la forme de performances réalisées par des membres du collectif, destinées à être diffusées en direct, puis archivées sur une chaîne vidéo. Cependant, dans la volonté d’engendrer de véritables dialogues entre les disciplines, mais aussi de ne pas rester en vase clos entre les membres du collectif, les protocoles d’exécution des performances seront partagés au public. Nous comptons notamment offrir des modalités de méta-règlements d’inspiration littéraires à quiconque voudrait reproduire nos expériences ou tester des modes de jeu inédits et d’inspiration littéraire.

La littérature s’incarne majoritairement dans une action statique et privée, à savoir, la lecture silencieuse et individuelle. Cependant, l’environnement médiatique contemporain, façonné par les dispositifs numériques, appelle plutôt à des échanges dynamiques et publics. Or, si la page imprimée est le terreau d’élection des mots, elle peut aussi être considérée comme son point de départ, et il est possible de l’exporter et la transposer dans de nouveaux contextes afin de lui faire vivre de nouvelles existences ou, pourquoi pas, de nouvelles aventures. De fait, à cause des potentielles affinités génériques entre certains récits littéraires et certains environnements diégétiques de jeux vidéo, il est possible de faire émerger des résonances et significations amplifiées en reconduisant des textes dans ces environnements vidéoludiques.

Insérer des œuvres littéraires pré-existantes dans des jeux vidéo amène non seulement à donner aux corpus littéraires sélectionnés une vie supplémentaire, mais aussi en raison de la démarche transcréative qui préside à son incorporation dans un jeu, le texte est interprété à la lumière d’un nouvel éclairage; certains de ses points saillants, potentiellement cachés et réveillés par cette démarche d’appropriation, doivent être articulés en fonction du nouveau média et des capacités d’intégration et d’expression que celui-ci propose. En somme, l’insertion de textes dans un jeu vidéo nécessite des décodages des deux œuvres afin de comprendre leurs contraintes et potentiels, puis des encodages afin de choisir quoi restituer du texte choisi, comment le faire à partir d’un jeu vidéo et pourquoi le rapprochement entre l’œuvre de départ et l’environnement d’arrivée s’avère pertinent.